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De la complémentarité entre excellence académique et méritocratie régionale. Un paradigme pour sauver la République

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Le principal intérêt qu’a eu la question des listes des résultats définitifs du concours d’entrée à l’Institut des Relations Internationales du Cameroun (IRIC), publiés en février-mars 2015, réside dans le fait qu’elle a permis de remettre au goût du jour la question très controversée du rapport entre les talents académiques individuels et la doctrine du développement régionalement intégré au Cameroun. Cette double nécessité représente alors le socle de la cohésion sociale de la société camerounaise que le régime actuel tente de construire. C’est pour concilier les deux exigences que plusieurs listes ont été successivement publiées par le Ministre de l’Enseignement Supérieur lors du concours sus-évoqué. Mais comme on pouvait l’imaginer, l’opinion s’est divisée sur la question, et une partie d’elle y a vu le lieu de faire le procès du régime en place. Mais avant d’approfondir la réflexion, il convient de rappeler qu’au plan réglementaire, le quota des admis à l’IRIC est fixé par le Chef de l’Etat. Cette année, il était de quinze. Seul le Chef de l’Etat peut modifier ce chiffre (parallélisme de procédure). C’est pourquoi son arbitrage était attendu. Et il a décidé dans le sens des propositions de Monsieur le Ministre de l’enseignement supérieur, via le Secrétaire général des services du Premier ministre et du Ministre Secrétaire général de la Présidence de la République.

Pourtant, dans la conciliation entre excellence académique et méritocratie régionale, je refuse de voir le procès d’un régime, sinon on en ferait pour tous les régimes qui se sont succédé et qui passeront à la tête de l’Etat camerounais, car est-il possible de faire autrement dans une société plurale comme la nôtre ? Dans ce débat j’y vois plutôt le procès d’un paradigme au sens où l’entend l’historien et philosophe des sciences américain Thomas Samuel Kuhn (1922-1996), c’est-à-dire une théorie qui est reconnue et qui laisse ouverts certains problèmes sur lesquels porte la recherche. C’est donc un modèle qui permet de penser l’individu et la société, et qui reste valide tant qu’une nouvelle théorie ne l’a pas encore complété ou même aboli. La conciliation entre excellence académique et méritocratie régionale a donc pour but de dépasser une opposition simpliste qui permet à la fois de penser l’individu et le contexte social contraignant à l’intérieur duquel les actions individuelles et les interactions sociales se déroulent, pour aboutir à ce que le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990) appelle une « configuration ». Un dépassement de perspective que l’on retrouve également chez ses collègues français Pierre Bourdieu (1930-2002) et Alain Touraine.

La mise au point faite par le Professeur Jacques Fame Ndongo, Ministre de l’Enseignement Supérieur, Chancelier des Ordres Académiques, sur la nécessité de respecter le paradigme existant et de veiller à l’application des textes en vigueur, me semble d’une clarté éclatante.  Dans une démarche historique qui présente une succession d’actes juridiques clés permettant de voir la continuité et la trame du phénomène que l’on traite, le Ministre retrace dans son communiqué de presse du 07 mars 2015, les fondements même du système camerounais. Il part ainsi des dispositions de la Constitution qui instituent la discrimination positive, et les articles de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur  du 16 avril 2001qui permettent à l’Etat de protéger « contre toute discrimination, tout postulant à l’enseignement supérieur, en raison de la race, de la religion, de l’origine linguistique ou géographique » ((article 11, alinéa 2 (a)). Sont aussi rappelés à juste titre, l’esprit du décret du premier ministre du 13 septembre 2000 qui fixe le régime des concours administratifs, et l’arrêté d’application y relatif qui fixent des quotas régionaux pour les concours permettant l’accès dans la Fonction publique. Ces différents textes qui constituent le socle juridique à partir duquel s’organise l’inclusion sociale au Cameroun sont donc toujours en vigueur, et tant qu’un texte nouveau ne les a pas abrogés, tout représentant de l’Etat, quel que soit son degré de responsabilité dans la chaîne décisionnellea l’obligation de les appliquer et d’assurer leur respect.

Le paradigme excellence académique- méritocratie régional reste donc en vigueur et mérite surtout une définition pour qu’on sache tous de quoi nous parlons. Une première tentative consiste à considérer l’excellence académique comme un système de sélection basé sur des critères académiques de très haute qualité et intégrant autant les connaissances théoriques que les savoirs pratiques. La méritocratie régionale quant à elle consiste à retenir les meilleurs de toutes les régions en s’assurant d’une représentativité géographique équitable dans la sélection finale.  Mais si cette posture de principe reste inattaquable, on est tout de même en droit de poser la question de savoir quel est le but sociopolitique d’associer ces deux éléments qui apparaissent pour certains comme étant contradictoires ? Pourquoi des textes ont été adoptés à cet effet, et pourquoi la pratique en la matière reste en vigueur ? Quel est l’enjeu d’appliquer ces textes et de les préserver ?

En observant l’histoire politique et la configuration sociologique du Cameroun, on est en droit de penser qu’il y a deux raisons fondamentales qui ont justifié l’adoption des textes sus-évoqués, et qui militent encore pour leur maintien: d’une part, le souci de l’égalité des chances en vue d’une participation de tous à l’édification de la nation camerounaise, et d’autre part, la garantie que l’une des valeurs centrales de notre société qu’est la paix ne sera pas atteinte. Aussi, pour fixer les éléments essentiels de notre démonstration, nous examinerons la question de la recherche de la cohésion sociale, et celle de la préservation de la paix sociale  comme raisons fondamentales de la complémentarité entre excellence académique et équilibre régional.       

La recherche de la cohésion sociale

La cohésion sociale peut être définie comme l’ensemble des processus qui contribuent à assurer à tous les individus l’égalité des chances et des conditions, l’accès effectif aux droits fondamentaux et au bien-être économique, social et culturel, afin de permettre à chacun de participer activement à la société et d’y être reconnu. Cette égalité des chances fait donc fi de toutes les considérations particularistes que l’on peut observer dans une société plurale comme la nôtre. Elle a pour but de rassembler autour d’un idéal ou d’un destin commun, toutes les personnes quel que soit leurs origines régionales, ethniques ; quel que soit leur appartenance religieuse, culturelle ou philosophique ; quel que soit leur statut social, leur niveau socio-économique, leur âge, leur état de santé ou leur handicap. Cette cohésion ne peut donc être construite que si toutes les composantes de la société sont reconnues au sens hégélien du terme, c’est-à-dire s’il y a une issue favorable aux luttes que mènent les minorités victimes d’injustices matérielles et symboliques, et cherchant une inclusion et une intégration sociale. Pour le vieil Hegel (1770-1831) dans ses Principes de la philosophie du droit, cette lutte pour la reconnaissance est menée par des peuples qui sont, selon ses propres termes « à un degré inférieur de civilisation », c’est-à-dire des peuples non intégrés dans un Etat. Même si elle peut s’adosser sur une démarche utilitariste, elle renvoie le plus souvent aux logiques morales comme l’indignation face à une injustice par la violation d’une norme reconnue. On est dans une logique qui peut vouloir de façon instrumentale promouvoir une image positive de soi. Mais il s’agit surtout d’affirmer une justice de principe dans la quête de la reconnaissance, comme on l’a vécu aux Etats-Unis dans les années 1960 avec le mouvement des Civil Right.

Il n’est donc pas seulement question de faire acquérir un bien ou une position sociale privilégiée, l’objectif est plus constitutif, et renvoie à la possibilité même d’être quelqu’un dans une société aux pluralités multiples. Il est question de dépasser dans une certaine mesure le républicanisme d’Habermas, et de construire la société au sens rawlsien du terme, c’est-à-dire, mettre sur pied une association, plus ou moins autosuffisante, de personnes qui, dans leurs relations réciproques, reconnaissent certaines règles de conduite comme obligatoires, et qui, pour la plupart, agissent en conformité avec elles. C’est donc d’une société dénuée de mépris qu’il s’agit de construire, celle-là même où aucune région ne doit être considérée comme le creuset de l’ignorance ou le refuge des cancres. A défaut de cela c’est la porte ouverte au régionalisme négatif.

Ce type de régionalisme est à combattre car il correspond à des attitudes rétrogrades à dimension territoriale qui ne reconnaissent pas une appartenance à un Etat de rattachement, et qui remettent en cause l’unité de la nation comme le feraient les mouvements nationalistes de type séparatiste. Cette attitude se manifeste également par une révision de la mémoire nationale au profit de la réactivation d’un imaginaire ethnique qui transcende toute construction politique pour s’imposer comme naturel et allant de soi. Il y a jusqu’à l’usage publiquement de tout mode d’action violent destiné à consommer la rupture avec le centre républicain au bénéfice d’une périphérie sécessionniste, rétrograde et destructrice. C’est de cela qu’il s’agit de combattre à travers le paradigme de la complémentarité entre excellence académique et méritocratie régionale,afin que le Cameroun ne connaisse pas ces formes de régionalismes que connaît l’Europe depuis le début du XXe siècle, et qui fragilisent encore la cohésion sociale de nombreux Etats aujourd’hui (régionalismes corse, catalan, écossais, basque…) Quand on sait combien ces régionalismes sont source d’insécurité et de rupture de paix, on est en droit de penser que la conciliation entre excellence académique et méritocratie régionale est également un levier de préservation de la paix sociale au Cameroun.

La préservation de la paix sociale au Cameroun

La paix est une valeur fondamentale au Cameroun et dans n’importe quel pays au monde : c’est même le premier idéal collectif auquel est attaché le peuple camerounais, car première composante de notre devise qui est « Paix, travail, patrie ». Cette formule signifie non seulement que la nation camerounaise est fondée sur la paix, mais que la préservation de l’Etat en dépend. Elle signifie également qu’il ne peut y avoir ni travail, ni patrie s’il n’y a pas de paix. La paix fonde donc l’existence de la société et de la nation camerounaises. Elle commande que soit prises toutes les mesures pour qu’elle soit préservée. Or l’une des principales mesures d’entre elle est bien cette cohésion sociale qui passe par la complémentarité entre excellence académique et méritocratie régionale, principale batailledu Gouvernement de la République, sous la conduite du professeur Jacques Fame Ndongo, Ministre de l’Enseignement Supérieur, Chancelier des Ordres Académiques.

Pour les uns, la paix n’est qu’une trêve entre deux guerres ; c’est également une situation dans laquelle la probabilité d’une guerre est si petite qu’elle n’entre pas vraiment dans les calculs des acteurs. Pour d’autres, la paix est une conciliation d’intérêts, ou la confiance mutuelle que parviennent à instaurer dans une société démocratique, les citoyens dans leurs relations réciproques du fait des valeurs partagées. Ces valeurs qui font l’objet d’une recherche constante chez les sociologues à partir des travaux précurseurs d’Emile Durkheim (1858-1917) et de Max Weber (1864-1920), sont le fondement de l’unité sociale. Elles sont inculquées dès la prime enfance, et sont finalement assimilées et partagées par eux. Au-delà du cadre privé, ce sont des préférences collectives qui apparaissent dans un contexte institutionnel, qui par la manière dont elles se forment, contribuent à la régulation de ce contexte. C’est de cette régulation qu’il est question de réaliser par le biais des lois et règlements de la République relative à la discrimination positive. En l’absence de cette régulation, c’est la porte ouverte à l’insécurité qui est l’atteinte aux valeurs fondamentales ou la peur que les valeurs fondamentales soient atteintes. Cette régulation peut produire ce que le sociologue français Raymond Boudon appelle des « effets pervers », c’est-à-dire des effets qui résultent de la juxtaposition de comportements individuels sans être inclus dans les objectifs recherchés par les acteurs. Ceci signifie que bien que veillant à la conciliation entre excellence académique et méritocratie régionale, les jurys peuvent être amenés à sélectionner des candidats aux performances très moyennes, ceci pouvant aboutir à terme à des promotions moins excellentes. Mais là encore, la réflexion doit être holistique et non individualiste, car un candidat admis définitivement avec une performance moyenne sera inévitablement tiré vers le haut parce qu’appartenant à un groupe où l’on retrouve des candidats excellents. Sans en abuser, on peut faire usage de la théorie de la main invisible de l’économiste et philosophe écossais Adam Smith (1723-1790) qui soutient qu’en poursuivant son intérêt propre, chaque acteur concourt à l’intérêt général, et au bien commun. Et il convient de rappeler que le terme de « méritocratie régionale » signifie que le jury choisit les meilleurs candidats de chaque région et non les médiocres. Ce n’est donc guère une « médiocratie », car chaque région a des citoyens intelligents et académiquement performants.

L’intelligentsia camerounaise s’est déjà prononcée à plusieurs reprises sur la pertinence de ce qui est prosaïquement appelé « équilibre régional », lequel existe d’ailleurs dans plusieurs pays au monde. Pour le philosophe Ebénézer Njoh Mouelle qui a une opinion positive sur la question, on ne pouvait pas faire autrement dans un pays comme le Cameroun qui compte plus de deux cents tribus. Dans son ouvrage Député de la nation (2002), il écrit qu’Il a donc semblé « dès le départ et sous le président Ahidjo, que le principe des quotas et la doctrine du développement régionalement équilibré étaient la voie à suivre. Elle a été suivie avec plus ou moins de rigueur. Elle a été critiquée par ceux qui considéraient et qui considèrent encore peut-être toujours qu’elle comportait en elle-même une certaine injustice, et induisait plutôt un nivellement par le bas au lieu d’une promotion par les meilleurs » (p.157). Affirmant l’intérêt de ce paradigme pour la cohésion sociale, il se demande s’il fallait laisser les plus avancés continuer de creuser leur avance et les plus attardés continuer à s’attarder…à l’arrière du train. Il arrive à la conclusion qu’une politique ne garantissant pas une perche pour les ressortissants des régions les moins avancées ne pouvait pas garantir la paix sociale et l’unité du pays.

En définitive, dans un pays où la perception sur l’école et le diplôme reste ce qu’elle est, et où les individus croient- avec raison- que ces deux éléments constituent les voies les plus surs pour une promotion sociale, pourrait-on faire autrement si on veut éviter une rupture de la paix sociale ? La croissance de la demande académique est la preuve de la crédibilité de notre système universitaire(350 000 étudiants environ dans nos universités en 2014-2015 contre moins 1000 en 1961). On est loin de « l’immense désenchantement » sur les vertus sociales et politiques de l’éducation dont parle Boudon. Mais comment éviter que seuls les fils et les filles ressortissants des régions classiquement scolarisées se retrouvent dans les grandes écoles donnant accès à la gestion de l’Etat ? L’équilibre régional est peut-être une solution à problème. Mais dans une nation aussi jeune que la nôtre peut-on mettre un terme à ce paradigme, qui me semble, a permis de sauver jusqu’ici la République, qui est cette forme de gouvernement dans laquelle le pouvoir n’appartient pas un à seul et où les fonctions publiques ne sont pas héréditaires ? En prônant le paradigme excellence académique-méritocratie régionale, le Gouvernement de la République par la voie du professeur Jacques Fame Ndongo veut éviter que persiste l’apparente opposition entre excellence académique et équilibre régional. En épistémologie, les couples de concepts permettent de baliser un espace de débat. Il est dangereux d’en faire des oppositions insurmontables et de considérer qu’il faut choisir soit l’excellence académique soit l’équilibre régional. En réalité, le contenu des paradigmes est toujours plus riche que ne le laissent penser les vulgarisateurs ou les pourfendeurs. Il faut donc à la fois maîtriser les oppositions fondamentales qui structurent le débat et être attentif au fait que celui-ci conduit à de nouvelles synthèses qui intègrent et dépassent les oppositions anciennes, tout en faisant naître de nouveaux enjeux. Le paradigme excellence académique- méritocratie régionale constitue donc une nouvelle synthèse qui permet de dépasser l’opposition ancienne entre excellence académique et équilibre régional. A l’intelligentsia camerounaise de faire donc preuve d’ingéniosité pour maintenant, dépasser le couple excellence académique-méritocratie régionale, et ce qui apparaît pour certains comme une mauvaise application du principe de l’équilibre régional. La meilleure voie ne consiste pas à attaquer le régime qui applique l’excellence académique et la méritocratie régionale, car critiquer un paradigme à partir des considérations d’ordre politique et idéologique revient à le conforter.

 Par Guy Mvelle

Guy MVELLE est politologue, chef de cellule de suivi du dialogue social au MINESUP, auteur chez l’Harmattan de « L’Union africaine, fondements, structure, programmes et actions » (2007), « L’Union africaine face aux contraintes de l’action collective » (2013), et « Intégration et coopération en Afrique. La difficile rencontre possible entre les théories et les faits » (2014).